QUATRE SŒURS À LA MAISON
Semaine 3 : 1001 activités !
- Je crois que j’ai mis trop de farine. La balance indique 500. C’est des kilos ?
Lou et moi, on lève les yeux au ciel tandis que la voix de notre tante Caro retentit joyeusement.
- Non, Lisa, 500 kilos de farine déborderaient de ton saladier et envahiraient ta cuisine !
Caro est la plus jeune sœur de notre mère. Elle habite près de chez nous mais en cette troisième semaine de confinement, on se voit sur Skype. Pour ce week-end, elle nous a proposé un tuto pâtisserie. Comme dit Lisa, elle est « l’impératrice des gâteaux et impératrice c’est mieux que reine, je vous signale ».
- J’ai sorti les œufs ! crie Luna.
On se tourne toutes vers notre petite sœur. Elle porte QUATRE œufs au-dessus de sa tête comme des trophées.
- Luna, pas de geste brusque, je murmure d’une voix sourde.
Je m’approche doucement. J’ai l’impression d’être dans le film qu’on a regardé hier où le héros rampe au péril de sa vie pour couper le bon fil relié à la bombe prête à exploser.
- Voilà, je lance, soulagée d’avoir récupéré les œufs sans AUCUNE CASSE.
- Tu as vu, tatie, tout est prêt. Et moi je vais monter les blancs en nage ! hurle Luna face à l’écran de la tablette.
Elle a un amour irrationnel pour le batteur électrique et une vraie obsession en pâtisserie : séparer les blancs des jaunes. Mais, en cette période de confinement où on ne fait pas tous les jours des courses, hors de question de la laisser casser un seul œuf car, une fois sur deux, elle rate l’opération. Je m’éclipse discrètement pour laisser Lou gérer le torrent de larmes qui va inonder la cuisine quand elle lui dira « Non Luna, aujourd’hui ce n’est pas toi qui sépares les blancs des jaunes ».
J’appelle Justine, ma Best Friend préférée, pour notre point hebdomadaire spécial confinement.
- Alors ? me demande-t-elle sans passer par la case « Allô, ça va ? ». Tu en sais plus sur le mystérieux inconnu ?
- Hello Juju. Oui, ça va super. On est tous en forme même si mes parents sont très fatigués après leur semaine de garde à l’hôpital.
Le silence se fait, ce qui permet à Justine d’entendre la douce voix de Luna nous chanter sa nouvelle mélodie « Mais moaaaaa j’en ai maaaaaarre, je veux caaaasser les œufs… ».
- Oh désolée, Laure. C’est vrai que je ne t’ai pas demandé des news. Tant mieux si tes parents vont bien. Par contre, Luna n’a pas l’air au top. Elle dit qu’elle a mal aux yeux, c’est ça ?
Je souris et lui explique la colère de ma petite sœur, mais Justine revient au sujet brûlant du moment.
- Tu connais le prénom de cet inconnu ALORS ? Il t’a envoyé un nouveau message ?
- Non, je ne sais pas qui « il » est. Est-ce que c’est « il » ou « elle » en plus ? À part un premier SMS énigmatique « Confinement = G enfin le courage de t’écrire » auquel j’ai répondu « ok », j’ai juste reçu le deuxième message dont je t’ai parlé, aussi bizarroïde : « Tu me regardes sans me voir vraiment et pourtant je te vois me regarder ».
- J’ai repensé à ça. J’ai une hypothèse. Je pense que tu connais l’inconnu ou l’inconnuE.
- J’ai envie d’applaudir ta perspicacité, Justine. Mais j’ai les deux mains occupées, je déclare en riant. Si il ou elle m’écrit, c’est forcément qu’il ou elle me connaît !
Ma Best Friend se lance dans des hypothèses délirantes et me cite TOUS les Beaux Gosses du collège en me démontrant que « oui, c’est l’un d’eux qui t’aime en secret ». Je suis obligée de l’interrompre.
- Je retourne à notre recette, Juju. Lou me fait des signes et vu sa tête, elle va plonger Luna dans le saladier avec les œufs avant d’allumer le batteur ! Je te tiens au courant.
Dans la cuisine, Caro sourit derrière l’écran de la tablette ‒ Lou nettement moins.
- Merci pour ton aide, me lâche-t-elle. La prochaine fois, moi aussi j’aurai un appel urgent en pleine crise des œufs !
Je lui fais une grimace en mode « Tu n’es pas ma cheffe, je fais ce que je veux ». Elle saisit le batteur et me vise le cœur en avec un « boom » retentissant. Je pose ma main sur ma poitrine et m’écroule en criant :
- Oh my God, c’était donc toi la traîtresse…
- Tu as tué Laure ! déclare Lisa en s’agenouillant à mes pieds. C’est horriiiible ! Qu’allons-nous devenir ? Trois sœurs, c’est moins bien que quatre !
- Non, c’est mieux ! se réjouit Luna qui essaie de s’emparer du batteur. On aura plus de place dans la cuisine !
Elle s’amuse comme une folle et danse autour de moi un ballet machiavélique.
- Mais c’est quoi, ce bazar ? s’étonne notre mère qui découvre ses filles en pleine scène tragique et sa sœur en tenue de pâtissière à l’écran. Caro, tu fabriques quoi avec les filles ?
- Je teste un tuto pâtisserie, explique notre tante en levant les yeux au ciel. Vu la vitesse à laquelle on avance, je ne suis pas certaine qu’on réussisse à cuire un seul gâteau avant la fin du confinement.
Notre mère éclate de rire.
- Je suis en repos aujourd’hui, donc je vais gérer la pâtisserie avec Lisa et Luna. Lou et Laure, vous avez quartier libre ici. Vous vous occupez assez de vos deux petites sœurs dans la semaine…
On saute toutes les quatre dans les bras de notre mère !
C’est le week-end, je n’ai pas de devoirs, donc… je me sens un peu en vacances.
- On est liiiibérées, déliiivrées ! je chantonne en retrouvant Lou dans sa chambre.
- Oui, libérées, délivrées mais confiiiinées ! déclare Lou, sinistre.
- Couleur sombre… humeur sombre ? je murmure en désignant le jean et le sweat bleu marine que ma sœur vient d’enfiler.
- Bof, me répond-elle en s’allongeant sur son lit. Troisième week-end ici sans voir Maxou ni mes potes. Comment veux-tu que je sautille en mode coolitude ?
Je grimace en m’asseyant à côté d’elle.
- Tu n’as qu’à leur téléphoner, je propose. Une heure avec Max, une avec Marlène, une autre avec Aliénor.
- Laisse tomber. On est tous connecté.e.s 24/24. Ce que je veux, c’est les toucher, les embrasser, être juste à côté d’eux, quoi ! Pas séparés par un écran…
- Et Maxime, ça va ? je demande prudemment.
- Oui, soupire Lou. Son dernier message extrait du poème Il n’y a pas d’amour heureux d’Aragon m’a mis la larme à l’œil : Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard, que pleurent dans la nuit nos cœurs à l’unisson, il n’y a pas d’amour heureux…
- C’est super gai. Et ça donne vachement d’espoir, je commente, laconique.
Lou me regarde, un sourire moqueur sur les lèvres.
- Je vais peut-être lui dire d’arrêter les poèmes, chuchote-t-elle.
Je souris à mon tour.
- Ou exige qu’il t’envoie uniquement ceux qui ne conduisent pas au suicide ! Comme « Cheveux au vent tambour battant allons-nous en à la rencontre du printemps », la poésie de Maurice Carême que Lisa récitait en boucle l’an dernier. Au moins, ça donne envie de se lever !
Lou et moi on se met à rire et ça fait du bien.
- Tu as raison, j’oubliais que le printemps est là ! lance-t-elle. Allez, je vais me changer et faire une séance de yoga avec salutation au soleil, histoire de me vider la tête !
- En parlant de séance, tu sais que Justine donne un cours de stretching chaque semaine ? Comme elle a un coach, dans son immeuble, qui propose une séance de fitness gratuite sur son balcon, elle a eu envie de contribuer aussi au « bien-être collectif ». Tous les mercredis après-midi, elle s’installe sur son balcon et montre des étirements qu’elle a appris à son école de danse.
- Cool ! réagit Lou. Il y a du monde qui la suit ?
- Pour l’instant, juste un ado en face de chez elle… Justine dit qu’il est aussi souple qu’un hippopotame et qu’il fait ça pour la draguer !
- Dommage qu’elle ne puisse pas donner ses cours à nos deux mamies du quatrième étage, déclare Lou en souriant. Ça les occuperait un moment.
J’imagine nos deux voisines du dessus (dont l’une a au moins 112 ans, d’après Lisa), en justaucorps, faire un grand écart facial ou une salutation au soleil sur leur balcon comme Justine ! Ces deux mamies restent confinées chez elles, alors Lou et moi on fait leurs courses une fois par semaine et on prend toujours le temps de discuter (de loin) avec elles en leur livrant un tote-bag rempli.
Lou cherche un cours de yoga en ligne et soudain j’ai une illumination !
- Et si on demandait à Justine de nous donner un cours de danse ? je lui propose. Un truc qui nous défoule VRAIMENT ?
- Du type « Move your body and don’t stop the rythm ? » sourit Lou.
Il me faut dix secondes pour joindre ma Best Friend. Elle est archi fan de notre idée. En plus, l’idée de mettre la musique à fond dans sa chambre pour rendre son frère fou la ravit !
- Hier, Yan a passé une heure en ligne avec ses copains sur un jeu vidéo. Ils poussaient des rugissements de bêtes sauvages, m’explique-t-elle. Chacun son tour ! Je vais brancher ma caméra sur l’ordi du salon, ne bougez pas.
Lou et moi, on enfile nos leggings et on se connecte à Justine. Notre remue-ménage attire nos deux petites sœurs qui ont fini leur séance pâtisserie depuis un moment.
- Nous aussi, on veut danser, annonce Lisa alors que Lou lui explique notre projet.
- Prêtes, les girls ? crie ma copine à l’écran. On échauffe nos corps avant d’entrer dans la danse !
Les deux petites L partent ventre à terre se changer. Elles reviennent dans le salon avec des tenues improbables. Lisa a enfilé un bas de pyjama fluo avec un sweat rose à paillettes. Luna a mis un vieux tutu défraîchi cent fois trop grand pour elle et elle porte le diadème de la Reine des Neiges… Quand notre mère apparaît elle aussi en tenue de sport dans le salon, on se met toutes à applaudir !
- Justiiiine, je lance alors qu’on s’aligne devant l’écran, on compte sur toi pour nous faire oublier qu’on est confinées ! Envoie du lourd !
Ma Best Friend nous fait un grand sourire avant de déclarer :
- Mesdemoiselles et madame Juin… c’est partiiii !
Et on passe presque une heure à danser en musique. Notre père fait même les quinze dernières minutes du cours avec nous et je finis écroulée de rire sur le canapé, vu sa grâce éléphantesque.
Justine nous propose un rendez-vous danse tous les samedis qu’on accepte avec enthousiasme !
Après le déjeuner, je dessine un peu dans ma chambre. J’en profite pour découvrir la caricature du jour de mon Best Friend. Ulysse est doué en dessin et depuis le confinement, il est super actif sur son compte Instagram. Son post me fait rire : il représente notre prof d’histoire-géo, seul devant ses copies, pleurant de désespoir avec cette bulle : « Mes élèves me manquent tellement… Je ne peux plus leur hurler dessus ». Je lui envoie :
C’est drôle que tu dessines Fabian. La semaine dernière, G rêvé qu’on était en cours avec lui et on était trop heureux toi et moi.
Argh ! Moi, aimer Fabian ? Impossible. Quand le confinement cessera j’espère que sa famille oubliera de le prévenir ! Au fait j’envisage de monter une tente sur mon balcon. Tu aurais un tuto ?
En réponse à mon smiley interrogatif, Ulysse me précise qu’il veut vivre des nuits « comme un moine boudhiste mais en pyjama ».
Opposons spiritualité à confinement forcé. Je me débarrasse des murs qui m’enferment en rejoignant l’extérieur chaque nuit. La tente avec duvet C pour pas mourir de froid.
J’exige un reportage photos.
OK pour qques selfies mais ne rêve pas tu ne verras JAMAIS mon pyjama-licorne. Roses, vertes et jaune fluo les licornes. C Violent.
Quand je reprends mon dessin, j’ai le sourire aux lèvres. Parler avec mes ami.e.s me donne toujours la pêche !
La délicieuse odeur de gâteau qui s’échappe de la cuisine me donne ENCORE plus la pêche ! C’est la preuve que maman a sorti le moelleux du four et qu’il est prêt à être dégusté…
Je fais une tentative d’approche, mais les deux petites L (qui semblent ranger quelque chose dans le placard) se retournent vers moi.
- Maman a dit que ce serait notre dessert pour le dîner. Si tu en touches une miette, j’appelle la gendarmerie nationale ! lâche Lisa d’un air sévère.
- Oui, on l’appelle pour de vrai la gendramerie, répète Luna, mains sur les hanches.
- OK, je réponds en levant les deux mains. J’abandonne toute tentative de vol, alors ne me grondez pas, please…
Lisa et Luna hochent la tête, satisfaites. Je les regarde avec l’air le plus triste possible. Et comme elles sont AUSSI deux petites sœurs au grand cœur, elles me tendent en même temps les carrés de chocolat (tout fondus) qu’elles venaient de chiper et qu’elles gardaient au creux de leur main ! On partage notre trésor.
Après ce petit moment de bonheur sucré, je soupire d’aise en m’allongeant sur mon lit. Prise d’une inspiration, je saisis mon portable. J’ai décidé de résoudre toute seule le « mystère mystérieux du messager inconnu » et je réponds (enfin) à son message.
Si tu es un petit farceur (ou une petite farceuse), passe ton chemin. G d’autres priorités que de savoir qui tu es vraiment.
Je poste mon message en me félicitant. Je cours prévenir Lou qui est au courant des SMS bizarres que j’ai reçus.
- Je suis sûre que le « mystère mystérieux du messager inconnu » s’est achevé à la seconde où j’ai appuyé sur Envoi, je déclare, satisfaite. Je vais pouvoir me consacrer à des choses bien plus utiles !
- Du genre ? demande Lou avec une moue. Écosser les petits pois ?
Je hausse les épaules en marmonnant que non, j’ai des projets d’aide collective moi aussi, comme Justine.
- L’un n’empêche pas l’autre, lance Lou. Un mystère sur ton écran et un investissement au quotidien pour une bonne cause ! Il faut savoir distinguer le futile du sans-intérêt, l’inutile du…
Je n’écoute plus Lou. Mon portable vient de vibrer. Je lis le message qui s’affiche.
- Laisse tomber le cours de morale ! je murmure à Lou avec un petit sourire. Le mystère est relancé. Et là…
À SUIVRE...
Sophie Rigal-Goulard