Semaine 6 : Une journée, plusieurs métiers !
Dès que j’ouvre les yeux ce matin, le silence me frappe.
Pourtant le réveil indique 8 h 20, heure à laquelle d’habitude tous les Juin sont debout (surtout mes deux petites sœurs qui ne savent pas ce que signifie l’expression « grasse matinée »). Là, zéro bruit dans l’appartement… C’est assez étonnant pour que je me lève d’un bond ou presque ! Il n’y a pas âme qui vive dans le couloir. J’entrebâille lentement la porte de la chambre de mes deux petites sœurs. Une surprise m’attend derrière… Lisa et Luna sont étrangement calmes, toutes les deux penchées sur la tablette.
- Vous regardez quoi ? je leur demande.
- Un tuto super important, me répond Lisa sans lever la tête.
- Chuuut, ajoute Luna en me congédiant d’un geste.
Je m’apprête à faire demi-tour en ayant une pensée attendrie pour elles qui grandissent ; ce n’est pas parce qu’on ne les entend plus qu’elles vont faire une bêtise. Mais juste avant de sortir, mes yeux se posent sur un amas de tissus et la boîte à couture familiale.
- Euh… le tuto, c’est sur quoi ? j’ajoute d’une douce voix.
- Comment faire un masque ! On va en fabriquer cinquante par jour, m’explique Lisa en mettant sur pause sa vidéo.
- Et on les enverra dans les zépades, ajoute Luna d’un air grave. Enfin, d’abord dans celui de Thérèse, la sœur de Suzanne, et après dans tous ceux de France.
- Non, Luna. On a dit que toute la France, c’est trop. On commence par l’Île-de-France.
Ma petite sœur hoche la tête comme si elle comprenait, même si je suis sûre que l’Île-de-France est pour elle une VRAIE île.
Mine de rien, je m’assois à côté du monticule de tissu sur lequel je louche. Et là mes yeux sortent direct de leurs orbites !
- Les filles, je soupire en attrapant le foulard que Maxime a offert à Lou, vous ne comptez pas faire un masque avec ça par hasard ? Ni avec celui-ci ?
J’agite l’écharpe préférée de maman qui sent encore son parfum.
- On a vu dans le tuto qu’il faut faire plusieurs essais, on a besoin de beaucoup de tissu, se justifie Luna.
- Maman dit toujours qu’il faut savoir donner, ajoute Lisa. Je suis sûre qu’elle serait d’accord pour qu’on transforme ses foulards...
- Mais tu as décidé pour Lou, aussi ? je grimace en dénichant un carré turquoise qui appartient à notre sœur aînée.
- Elle allait se recoucher quand on lui a parlé de notre projet. Elle a dit qu’elle resterait au lit jusqu’à la fin du confinement. Alors on n’a pas attendu d’avoir sa permission parce que les masques, ça urge…
Lisa me regarde en fronçant les sourcils comme si je ne comprenais pas la vie.
Une alerte résonne dans ma tête. Lou qui se « recouche » à 8 h 15 et annonce qu’elle ne veut plus se lever, c’est carrément inquiétant !
- Bon, je vous laisse organiser votre atelier, je conclus en emportant les foulards à sauver. Je reviens vite.
Je passe aussitôt dans la chambre de Lou. Les volets sont ouverts, mais le lit est occupé, vu la bosse sous la couette...
- Allô, allô ! Il y a quelqu’un ? je demande en m’asseyant au bord du lit.
- HUMMPFFFFFFFFF, répond ma sœur d’une voix étouffée.
- OK, en langage clair, ça signifie ? je dis en prenant la voix douce de maman quand on ne va pas bien.
- Prière de ne pas me réveiller avant la fin du confinement, lance Lou en émergeant de sa couette. Pas de réunion de crise non plus. Laissez-moi déprimer en paix.
L’affaire semble grave. Lou a oublié soleil, printemps et poésie amoureuse...
- Tu t’es disputée avec Max ? je l’interroge prudemment.
- Non, pas du tout. Il s’est même mis à la chanson et c’est encore plus beau, me rétorque Lou d’un ton boudeur.
- Ben, qu’est-ce qui te met dans cet état ?
- Tout le reste.
Lou replonge sous la couette ; je vais avoir du mal à trouver les mots justes. En plus, des éclats de voix me parviennent de la chambre des deux petites L, je crains que l’atelier des masques commence fort !
Je jette un œil sur le pêle-mêle de photos au-dessus du lit de ma sœur. Sur celles où elle n’est pas avec Maxou, elle pose avec sa bande de copains-copines. Les voir ensemble me donne une idée qui pourrait aider Lou. Comme j’ai dans mon répertoire le numéro d’Aliénor, la Best Friend number 1 de Lou, je cours chercher mon portable et je lui envoie :
Lou est en mode fin de vie au fond de son lit. Possible pour toi d’organiser un call GÉANT ?
La réponse d’Aliénor ne tarde pas.
Et Maxou, le poète-barde-trouvère ? Il ne la console pas ?
Non, vu son état, Baudelaire ne lui suffit pas…
Laisse-moi 30 minutes et j’organise ça !
Je tapote la bosse humaine recroquevillée sous la couette et je murmure :
- Garde ton téléphone allumé avant d’hiberner pour de bon. Tu pourrais avoir une surprise...
Ensuite, je sors sur la pointe des pieds pour jeter un œil dans la chambre d’à côté où l’atelier masques bat son plein. Lisa essaie d’enfiler un fil de couleur dans le trou d’une aiguille. Elle râle beaucoup en faisant des grimaces. Luna, elle, est passée en mode essayage...
- Quand on aura fini les masques, on pourra se déguiser avec le reste du tissu, non ? propose-t-elle tout en avançant comme une reine, sa longue traîne d’étoffes attachées derrière elle.
- On a d’abord une mission à remplir, déclare Lisa qui louche de plus en plus sur le chas de l’aiguille, son fil à la main.
- C’est vrai ! Tous les EHPAD d’Île-de-France comptent sur vous, bon courage, je lance avant d’aller enfin prendre mon petit-déjeuner.
Je n’ai pas fini mon bol de céréales que je reçois une photo d’Aliénor. Elle a fait une capture de son écran où on voit six visages hilares. Parmi eux, j’aperçois Lou tout ébouriffée. Elle semble en pleine discussion du fond de son lit. Je glisse une oreille dans le couloir. Le bruit de conversation qui s’échappe de la chambre de ma sœur aînée me rassure. J’envoie à Aliénor :
Lou est en train de remonter vers la lumière, merciiiii !
Ensuite, je savoure mon petit-déjeuner en solo. Et comme c’est les vacances, je prends tout mon temps. Vu les dossiers que je viens de gérer, je l’ai bien mérité ! Ce matin, mes sœurs m’ont largement occupée...
C’est ce que je tente d’expliquer à Justine quand elle m’appelle plus tard, mais elle m’écoute d’une oreille distraite. Elle finit par lancer :
- J’ai une nouvelle idée, une super top idée, Laure !
Un silence se fait, le temps que l’information arrive jusqu’à mon cerveau (un peu confiné, lui aussi...).
- Une idée pour ton mystère mystérieux, bien sûr ! précise-t-elle face à mon manque de réaction.
- Oh non... Tu penses encore à « mon messager » ? je proteste. IL aurait mieux fait de t’écrire directement ! IL t’intéresse plus que ta MEILLEURE COPINE !
Justine éclate de rire avant de se confondre en excuses.
- Pas du tout, ta vie palpitante me passionne, Laure ! Alors dis-moi, qu’as-tu fait depuis hier ? Quelle folle aventure as-tu vécue derrière ta fenêtre ?
- Je crois avoir vu deux pigeons tomber amoureux en live, j’affirme gravement. C’était dingue.
- Incroyable... Mais tu admettras que les mystères mystérieux sont ENCORE PLUS passionnants ! Et pour le tien justement, j’ai une idée si intelligente que tu vas réaliser quelle chance tu as de m’avoir comme Best Friend.
Machinalement, je jette un œil à la réponse que j’ai reçue du mystérieux messager après lui avoir envoyé : « 275 personnes dans mon collège. Moins moi, il en reste 274. Tu es un mystère TROP mystérieux ! ».
Tu as déjà trouvé un fil qui nous relie. Tire-le jusqu’au bout...
- Je te donne d’abord MON idée : je crois que ce messager mystérieux est un psychopathe de l’énigme ! je déclare, énervée. « Tire le fil » ? Et puis quoi encore ? Il croit que je n’ai que ça à faire ?
- C’est vrai que tes journées sont remplies par les pigeons et leurs coups de foudre. Ce n’est pas comme si tu étais bloquée chez toi. Non, mais sérieusement, il vient de t’avouer qu’il est dans ton collège : « le fil qui VOUS relie »… Il suffit de trouver TOUS les numéros de portable des garçons du collège. C’est simple !
Je laisse passer un silence, à nouveau, le temps pour mon cerveau d’enregistrer cette suggestion.
- Justine, on ne pourra JAMAIS obtenir TOUS ces numéros. Tu réalises ?
- T’inquiète, Laure. C’est la mission dont je vais m’occuper tous les après-midis pendant cette deuxième semaine de vacances. Le matin, je donne mon cours de stretch sur mon balcon à la foule de mes abonnés.
- Ah bon, tu es suivie par beaucoup de monde ? je m’intéresse, curieuse.
- Par la plupart des enfants de ma résidence, depuis que leurs parents ont compris qu’ils gagnaient une heure de tranquillité s’ils les envoyaient sur le balcon suivre mon cours. D’ailleurs, à la fin de chaque séance, les parents viennent m’applaudir. Je crois que je vais faire un max de baby-sitting post confinement ! sourit ma Best Friend.
Elle me suggère d’envoyer à mon inconnu un message « mystérieux et qui permette de ‘tirer le fil’ ». Comme je lui demande des précisions ou des idées, elle me rétorque qu’elle est enquêtrice, pas autrice.
Je préfère oublier « mon » messager pour me consacrer aux deux mamies de l’immeuble et à leurs listes des courses. Tous les mardis, à midi pile, on ouvre nos fenêtres sur la cour intérieure et elles nous dictent depuis chez elles la liste de fruits et légumes dont elles ont besoin. Au début, Lisa s’occupait de tout noter mais cette dictée durait des heures (en plus, Luna faisait des commentaires toutes les deux minutes !). J’ai repris cette activité tandis que Lou se charge de faire les courses dans le quartier.
La voici qui débarque au moment où je dis au revoir à nos deux voisines. Elle n’est plus en pyjama, elle s’est coiffée et elle a revêtu une tenue vert foncé (c’est un peu sombre mais pas trop... à l’image de son humeur, je crois !).
- Tu vas mieux ? je lui demande en lui tendant la liste des mamies. Tu descends faire les courses ou tu préfères que j’y aille ?
- Je m’en occupe, déclare ma sœur. Je me sens bien mieux grâce à ma bande de potes qui m’ont sortie de mon lit. Bande alertée par ma gentille petite sœur !
Je reçois un bisou sur la joue qui me fait du bien. J’en réclame un deuxième pour « acte héroïque », en lui expliquant ce à quoi elle a échappé.
- Tu sais que j’ai sauvé deux de tes foulards ce matin ? Les petites fées de la couture voulaient les couper pour en faire des masques. Lisa et Luna ne t’ont pas expliqué qu’elles travaillaient dur pour les EHPAD de France ?
Lou m’avoue avoir entendu « un truc de ce genre » plus tôt, sous sa couette. On se dirige toutes les deux vers la chambre des deux petites L pour vérifier à quel stade de production elles sont arrivées.
- J’espère que les EHPAD ne comptaient pas sur ces masques pour leurs résidents, murmure Lou en découvrant le bazar dans la pièce.
Lisa et Luna sont passées en phase déguisement total. Il n’est plus du tout question de fabrication de masques !
- N’entrez pas dans mon château ! Je suis la reine Suzanna, déclame Luna qui a coincé des tissus sous son diadème rose flashy.
- On avait décidé que toi, t’étais juste princesse, proteste Lisa dont le visage disparaît sous un nuage d’étoffes. Et moi je suis la reine Thérésa.
- Suzanna et Thérésa ? J’imagine que c’est en hommage à Suzanne, la mamie de notre immeuble, et à sa sœur Thérèse à qui vous écrivez de temps en temps ? je demande en essayant de ne pas sourire.
Les deux petites L hochent la tête gravement. Elles ne plaisantent pas avec les hommages.
- Laure m’a dit que vous aviez un plan masque, continue Lou. S’il y en a un de cousu, je veux bien le tester : je sors faire des courses...
- On n’a pas encore commencé parce que Lisa a pris une heure pour mettre le fil dans l’aiguille, nous explique Luna.
- Je suis désolée pour les zépades, grimace Lisa. C’est trop compliqué, la couture.
Lou lui assure que l’EHPAD de Thérèse a déjà reçu plein de masques et elle lui tend la main pour l’entraîner au supermarché avec elle.
Luna, elle, reste en reine Suzanna avec moi au salon. Elle part dans un délire bien à elle que je n’écoute que d’une oreille. Je me concentre pour poster ma réponse à mon messager. Une réponse « à la fois mystérieuse et qui permet de tirer le fil », comme me l’a suggéré Justine.
Donne-moi une lettre et un chiffre qui me permettent d’avancer. Je suis en plein brouillard.
Dans la minute qui suit, mon portable vibre.
Je t’ai déjà donné 4 lettres, j’ajoute juste 62.
- Merciiiiii, Laure !
Luna vient de se jeter dans mes bras sans que je sache pourquoi.
- Tu es la plusse meilleure des sœurs que j’aie jamais eue !
Alarmée, je fixe ma petite sœur.
Absorbée par cet échange de messages, j’ai articulé « hum hum » en hochant machinalement la tête sans écouter un mot de ce qu’elle me demandait. Je viens de m’engager dans une activité « lunesque » !
- Si tu veux, je te laisse casser un œuf sur les trois, déclare-t-elle avec un sourire de trois mètres de large.
Cette proposition m’éclaire sur un certain nombre de points :
- On ne va pas regarder Princesse Alexandra et ça c’est trop chouette.
- On va faire un gâteau, c’est gérable.
- Luna m’aime d’un amour inconditionnel car elle accepte de partager avec moi l’activité qu’elle préfère le plusse au monde en pâtisserie : séparer les blancs des jaunes.
Je lui tends la main et on se dirige vers la cuisine en sautillant joyeusement.
Après avoir été infirmière, psy, coach de vie, Superwoman des foulards, autrice de messages, rédactrice de liste de courses, pâtissière sera mon dernier métier... aujourd’hui !
À SUIVRE...
Sophie Rigal-Goulard